Focus
Perspectives économiques à court terme
Raphaël Trotignon, directeur du pôle énergie-climat de Rexecode, revient pour la revue Gaz d'aujourd'hui sur les impensés de la stratégie européenne de transition énergétique et climatique. Il plaide pour que l'Europe se dote d'une "véritable vision stratégique de conquête industrielle" sur le marché des technologies vertes et de la décarbonation, et qu'elle soutienne la compétitivité de ses entreprises par des investissements massifs, à l'instar des Etats-Unis ou de la Chine.
Vous soulignez dans vos travaux que la crise énergétique actuelle révèle des problèmes plus anciens. Quelles sont selon vous les racines de ces difficultés ?
L'Europe fonctionne encore, d'une certaine manière, avec une vision des années 1990, dans laquelle elle se pense comme le centre de responsabilité du changement climatique, avec l'idée que, parce que nous sommes des pays développés, nous avons une dette climatique à assumer. Cette logique nous a conduits à faire de la décarbonation un devoir moral plutôt qu'un levier stratégique.
Certaines voix s'élèvent pour dire que l'Europe est trop ambitieuse en matière de climat...
Je ne pense pas que l'Europe soit trop ambitieuse, mais plutôt qu'elle a mal conçu la réalisation de ses objectifs. Depuis l'accord de Paris, l'objectif est mondial: réduire les émissions à l'échelle globale, pas seulement à l'échelle de chaque pays. Certes, l'Europe doit contribuer, mais elle doit aussi prendre en compte les contributions des autres pays.
La Chine, par exemple, tout en étant le plus grand émetteur de C02, joue un rôle central dans la fourniture de solutions industrielles pour le climat. Si l'on considère les solutions qu'elle exporte, notamment dans le solaire ou les véhicules électriques, la Chine contribue peut-être davantage à la décarbonation mondiale que l'Europe, et ce même si ses émissions domestiques continuent d'augmenter.
Plus gros émetteur de CO2, la Chine est aussi devenue l'usine de la décarbonation mondiale
Ce paradoxe s'explique par une stratégie industrielle de grande ampleur: La Chine est devenue l'usine de la transition mondiale. Elle exporte les technologies bas carbone (panneaux solaires, batteries, éoliennes) tout en assurant sa propre montée en gamme. C'est une stratégie économique, industrielle et géostratégique. Et l'Europe a joué, bien involontairement, un rôle d'auxiliaire en sécurisant ce modèle.
En somme, l'Europe a déployé les solutions sans en tirer les bénéfices?
Nous avons été la zone de mise en œuvre, pas celle de la capture de valeur. Et c'est justement ce découplage entre ambition climatique et stratégie industrielle qui est problématique. L'Europe n'a pas su intégrer sa politique climatique dans un cadre économique plus large. Résultat: des problèmes de compétitivité, de dépendance, de résilience. Et cette désarticulation se paie aujourd'hui très cher.
Cela tient-il à une fragmentation de la politique publique?
C'est une part importante du problème. On a pensé la décarbonation comme une somme de politiques sectorielles: un objectif pour les transports, un autre pour le bâtiment, un autre encore pour l'industrie. Ces objectifs sont portés par des ministères différents, parfois même à des échelons de gouvernance divergents — européen, national, régional. On n'a pas conçu une politique cohérente et transversale. Résultat: des instruments trop ciblés, peu coordonnés, sans effet de levier global.
L'Europe est-elle en mesure de jouer le même jeu que les États-Unis ou la Chine, qui investissent massivement dans l'innovation et l'industrie?
En Europe, nous sommes excellents dans la recherche et l'innovation, mais lorsque vient le moment de l'industrialisation, nous rencontrons des obstacles, principalement dus à une bureaucratie excessive et une fragmentation des politiques de soutien. Contrairement aux États-Unis et à la Chine, où des politiques industrielles ambitieuses soutiennent directement les entreprises, l'Europe manque d'une véritable vision stratégique de conquête industrielle.
Elle se retrouve souvent dans une posture de soutien à la recherche, sans réellement réussir à convertir cette recherche en produits compétitifs à grande échelle. C'est là que nous devons repenser notre approche: il faut investir massivement dans l'industrialisation et la compétitivité de nos champions européens.
Sur les priorités à venir, vous insistez dans vos travaux sur la notion de «zones de recoupement». Qu'entendez-vous par là?
L'idée est d'abandonner la logique mono-objectif. II ne s'agit pas seulement de réduire les émissions à tout prix, mais de combiner les objectifs: climat, compétitivité, justice sociale, sécurité énergétique. Cela suppose de sortir la politique climatique du seul prisme environnemental, pour l'intégrer à une stratégie économique complète.
Nous avons besoin d'une véritable volonté politique, à l'échelle européenne, de conquérir le marché mondial des technologies vertes
La question de la compétitivité industrielle semble centrale pour l'avenir de la transition énergétique européenne. Cela ne passe-t-il pas également par un vrai «shift culturel»?
Nous avons besoin d'une véritable volonté politique, à l'échelle européenne, de conquérir le marché mondial des technologies vertes. Ce n'est pas seulement une question d'outils, mais aussi de mentalité. Si nous n'embrassons pas cette logique de compétition industrielle, nous risquons de rester dans un rôle de spectateur.
Propos recueillis par Laura lcart
> Raphaël Trotignon: «Il faut intégrer la décarbonation à une vraie stratégie économique», Gaz d'aujourd'hui, juin 2025
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