Vingt ans après sa crise traumatique du début des années 1990, la Suède démontre que les réformes structurelles payent. Cette petite économie ouverte surclasse la France sur nombre d'indicateurs, sans sacrifier son modèle social. Olivier Redoulès explore trois principes à la base de ce succès et dont la France, encore en plein débat sur son Budget 2026, pourrait s'inspirer: un partage de la valeur au service de la compétitivité, des dépenses publiques alignées sur les ressources, une politique industrielle menée d'abord par les industriels eux-mêmes.

Le discours du Premier ministre François Bayrou du 15 juillet 2025 sur le désendettement de la France avait sonné comme un signal d’alarme. Vingt ans après la crise traumatique qui l’a touchée au début des années 1990, la Suède montre qu’une voie de sortie est possible. C'est ce que rappelait Olivier Redoulès début septembre dans un numéro spécial de la Revue du Trombinoscope. Un article largement d'actualité à l'heure où les parlementaires débattent encore du budget pour 2026.

En matière économique et sociétale, quand la France en rêve, la Suède le fait

La Suède atteint la plupart des objectifs économiques et sociétaux que vise la France. Niveau de vie, industrie, emploi, innovation, comptes extérieurs, finances publiques, inégalités : la comparaison est souvent à l’avantage de la Suède qui souffre pourtant de multiples handicaps, à commencer par sa petite population, sa superficie étendue et son éloignement du cœur géographique de l’Europe. Elle récolte les fruits des réformes des années 1990 mais aussi d’un héritage industriel ancien.

Suède France tableau comparatif (niveau de vie, activité économique, finances publiques, société) Illustration Rexecode

Une clé de la compétitivité suédoise est d’opérer le partage de la valeur après l’avoir créée

Un marqueur clé de l’économie suédoise est son ouverture aux échanges extérieurs, qui représentent 54,2% du PIB pour les exportations en biens et services, et 51,4% du PIB pour les importations (contre 33,9% et 34,2 pour la France). Petit pays ouvert sur le monde, la Suède n’en reste pas moins compétitive au regard de son excédent commercial sur les biens et les services. Elle ne doit cependant pas sa compétitivité à son coût du travail, l’un des plus élevés de toute l’Union européenne, ni à sa fiscalité des entreprises, qui surpasse même celle de la France.

Deux composantes essentielles du modèle suédois assurent sa compétitivité, by design.  Le premier est l’organisation des négociations salariales dans le pays. Celles-ci donnent la priorité à l’industrie. Les autres secteurs s’alignent. En l’absence de salaire minimum décrété par le pouvoir politique comme en France, les évolutions des grilles salariales reflètent alors l’équilibre économique des différents secteurs, tout en respectant la compétitivité des plus exposés à la concurrence internationale.  

Le second, le taux de change flexible, est un levier d’ajustement horizontal pour équilibrer les comptes extérieurs. Il est surveillé de près par le monde économique. Lorsque la Banque de Suède s’est éloignée de cet impératif au début des années 2010 car elle s’inquiétait du risque de bulle immobilière, elle fut vite rappelée à l’ordre par l’ensemble des forces économiques. Il faut bien comprendre que la flexibilité du change est orthogonale à la pratique française de préservation du pouvoir d’achat quoiqu’il en coûte, car elle consiste à réduire celui-ci dès que la consommation dépasse la production.

Les partenaires sociaux jouent un rôle majeur dans la préservation des conditions de compétitivité. La non intervention du Gouvernement dans le dialogue social permet de trouver des solutions efficientes vers un juste équilibre entre création et partage de valeur. Les syndicats de salariés, autant représentatifs qu’ils sont peu politisés, sont ainsi à l’origine de l’organisation des négociations salariales en partant des secteurs exposés.

L’équilibre des comptes publics et sociaux se construit en alignant les dépenses sur les ressources

La Suède a construit un modèle de gestion de ses finances publiques pour ne pas revivre le traumatisme de la crise du début des années 1990.  Le dérapage du déficit public que nous connaissons en France pourrait-il à nouveaux se produire en Suède ? Peut-être, mais il faudrait sans doute une crise massive et prolongée, et encore. 

La raison en est simple: la dépense publique est programmée et exécutée non pas en partant des besoins, mais des ressources. Le Parlement suédois vote un plafond global pour les dépenses de l'État sur une période de trois ans. Ce processus budgétaire dit "top-down" va à l’inverse de la logique française, qui est, schématiquement, d'additionner les demandes des ministères, puis de prévoir des recettes assez élevées pour afficher un objectif de déficit à 3% à moyen terme.

A cet égard, en Suède, la trajectoire de moyen terme vise un surplus, en moyenne sur le cycle économique. Cette règle contraint les gouvernements à épargner pendant les périodes de bonne conjoncture pour pouvoir dépenser lors des récessions, sans creuser la dette. Enfin, la politique budgétaire est guidée par un objectif explicite de niveau de dette publique, fixée à 35% du PIB, avec une marge de tolérance de +/- 5 points de pourcentage qui assure que les décisions de court terme restent compatibles avec la soutenabilité à long terme.

Les comptes sociaux sont soumis à cette contrainte globale. En particulier, le système de retraites conduit à ajuster mécaniquement le montant des prestations distribuées aux ressources financières du système. C’est ainsi que la Suède parvient à équilibrer son système de retraites malgré un âge de départ de 63 ans: les gens choisissent d’eux-mêmes de partir plus tard, et le taux d’emploi des séniors compte parmi les plus élevés de l’UE (68,9% pour les 60 à 64 ans, contre 38,9% en France).

L’autre enseignement de la Suède, c’est que la décentralisation et l’agencéisation ne sont pas synonymes de dérive des comptes, à condition de respecter des règles de gouvernance claires et responsabilisantes: pas de doublons de compétences, pas de micro management par le ministère de tutelle, mais une grande autonomie de gestion, un financement incitatif, et une stricte contrainte d’équilibre des comptes.

L’industrie se développe davantage autour des industriels et des innovateurs que des politiques

Jusqu’à récemment, le terme de "politique industrielle" était resté tabou en Suède, après le naufrage des chantiers navals de Göteborg dans les années 1970 qui avaient englouti l’argent du contribuable en vain. Cela ne l’empêche pas d’afficher une part de l’industrie manufacturière dans le PIB très supérieure à celle de la France. 

C’est que la stratégie industrielle de la Suède est faite par ses industriels eux-mêmes, réunis en grands conglomérats familiaux regroupant en leur sein tous les grands secteurs de l’économie. Le plus emblématique est celui de la famille Wallenberg, qui occupe la position d’actionnaire de référence et souvent de contrôle dans des fleurons industriels mondiaux comme le fabricant d'équipements de télécommunication Ericsson, le groupe pharmaceutique AstraZeneca, le fabricant d'électroménager Electrolux, le groupe d'ingénierie ABB, le spécialiste des équipements de construction et miniers Atlas Copco, l'avionneur et groupe de défense Saab, le champion européen du private equity EQT, etc.

L’industrie suédoise, structurée autour de quelques de grandes familles d’industriels, bénéficie des instruments d’une protection assumée du capital national, à travers les fondations actionnaires, les dispositifs d’actions à vote multiple permettant de conserver le contrôle stratégique avec une petite part du capital, la non fiscalisation du patrimoine et des successions, et une compréhension bienveillante par le monde politique et social des intérêts de l’industrie nationale. L’accès à une énergie décarbonée et peu chère comme facteur de compétitivité a ainsi conduit les Gouvernements successifs d’abord à préserver, puis récemment à relancer la production d’électricité nucléaire.  L’extraction minière par l’entreprise publique LKAB contribue à la richesse nationale, et devrait s’étendre désormais aux terres rares, objet de souveraineté européenne.  

L’autre force de la Suède est son écosystème de startups et d’entreprises de la tech, qui bénéficient de l’exposition internationale et de la puissance financière du capitalisme suédois, et notamment du capital-investissement.  L’apport des politiques publiques passe alors par un soutien financier à l’innovation aux secteurs liés aux transitions numérique et écologique, par une porosité assumée entre l’université et l’entreprise, et par la préservation d’un environnement des affaires attractif et compétitif, notamment au niveau de la fiscalité du capital, des infrastructures, de l’énergie et de l’éducation.

Olivier Redoulès

> Compétitivité, dette, industrie: et si la France essayait le remède suédois?, article paru dans la Revue du Trombinoscope, Août-Septembre 2025 (Hors série)