Focus
Perspectives économiques à court terme
Alors que débute l'examen parlementaire du projet de budget de la Sécurité sociale pour 2026, Anthony Morlet-Lavidalie souligne la position singulière de la France en matière de dette et de déficit publics en Europe: à la fois mauvais élève et pilier de "l'édifice euro". Une protection qui est aussi un poison.
Quelques jours après que l'agence Moody’s a placé la dette de la France sous perspective négative en évoquant son instabilité politique, et alors que débute l'examen du projet de loi de financement de la Sécurité sociale à l’Assemblée nationale, la menace de censure du gouvernement plane toujours. Anthony Morlet-Lavidalie, économiste France à Rexecode explique les raisons du calme des marchés et la position difficile de la BCE et de nos partenaires européens face à la dégradation des comptes publics et à l'incapacité politique à dégager un consensus pour les redresser.
La situation financière de la France ne cesse de se dégrader, tout comme la note de sa dette, mais les marchés ne l’attaquent pas. Comment l’expliquez-vous ?
L’euro est pour nous une sorte de poison, puisqu’il nous a permis de laisser dériver nos comptes publics, de ne pas balayer devant notre porte. Mais c’est aujourd’hui notre meilleure garantie puisque sans lui notre dette serait au minimum testée par les marchés. La France a besoin de l’euro, mais l’euro a aussi besoin de la France car sans elle il n’existerait plus. Tester la France, c’est tester l’euro, et il est bien audacieux celui qui oserait se mettre en face de la Banque centrale européenne (BCE). D’autant que le système bancaire et financier français est très solide, l’épargne des ménages est abondante, la balance des paiements n’est pas loin de l’équilibre. Les financiers qui ont toutes ces données en main savent bien que notre situation n’a rien à voir avec la Grèce d’il y a quinze ans. C’est ce qui explique le calme des investisseurs.
L’idée que la BCE sera toujours là pour nous défendre place la banque centrale dans une position très difficile vis-à-vis des autres membres de l’euro
La deuxième puissance de la zone monétaire ne respecte pas les règles du jeu. La BCE a sans doute bien des raisons de nous en vouloir, mais si la France était frontalement attaquée, elle trouverait certainement, dans son langage de banque centrale et avec ses outils, les arguments pour justifier son intervention. D’une certaine manière, la France est sa raison d’être : sans elle, plus d’euro et plus de BCE. C’est très désagréable de se dire qu’il y a un aléa moral. La réalité n’est pas glorieuse, mais telle est la situation, sinon le système entier flanche. C’est le dilemme du prisonnier : tout le monde a intérêt à coopérer. Si on trahit, chacun y perd puisque la zone euro disparaît. Aujourd’hui, « l’édifice euro » reste globalement sain, personne ne parie contre lui car la France est la seule à faire n’importe quoi. Elle est l’irresponsable de la classe.
Mais comment obliger la France à revenir dans les clous européens ?
Quelles doivent être les règles budgétaires intelligentes et coercitives pour contraindre la France à rentrer dans le rang. Quels leviers existent ? Ce n’est pas facile. Le contexte politique actuel est impossible, avec un président de la République non rééligible et des ministres et parlementaires qui se savent sur un siège éjectable. Personne n’est prêt à faire des efforts ou à assumer des mesures impopulaires.
Personne non plus n’écoute les messages du gouverneur de la Banque de France, qui nous parle de plus en plus de dépenses publiques et du coût potentiel d’une remise en cause de la réforme des retraites. C’est une manière douce de transmettre un message de la BCE, car il est évident que le sujet "France " est en train de monter à Francfort. On fait semblant de ne pas comprendre qu’il ne s’agit pas juste des bons conseils de François Villeroy de Galhau.
Sur le plan de la crédibilité, je crains que les plans de relance allemands ne soient malheureusement pas plus sérieux que les plans de rigueur français
Quant à nos partenaires européens, ils devraient s’unir et se mettre d’accord pour exercer un pouvoir de coercition. Mais les pays qui se disent vertueux doivent aussi balayer devant leurs portes. Si l’Europe du Nord ne stimule pas davantage sa consommation, autrement dit, si elle ne donne pas l’impulsion au marché intérieur évoquée par Mario Draghi dans son rapport éponyme, alors les déséquilibres actuels persisteront : les pays du Nord continueront d’afficher des excédents, ceux du Sud des déficits, et l’ensemble de la zone euro restera englué dans une atonie économique qui pourrait, à terme, compromettre sa cohésion. Pour le moment, le système tient dans cet équilibre instable.
L’Allemagne va commencer à dépenser plus, cela changera-t-il les équilibres?
Sur le plan de la crédibilité, je crains que les plans de relance allemands ne soient malheureusement pas plus sérieux que les plans de rigueur français. Pendant que la France dépense l’argent qu’elle n’a pas, l’Allemagne manque de la tuyauterie qui lui permettrait de décaisser les enveloppes votées. Cela va être très difficile pour elle d’atteindre ses objectifs d’investissement. La classe politique allemande n’est pas crédible sur ce sujet. Il faut que le pays change son modèle économique, cela prendra du temps. En revanche, l’annonce d’une hausse de 14% du salaire minimum allemand d’ici à 2027 constitue sans doute la mesure la plus marquante et la plus puissante, car elle s’attaque au cœur du problème : la sous-consommation allemande. Une situation que la France ne connaît absolument pas, souffrant au contraire d’un déficit de production.
Le pire serait....
De fragiliser la maison France en minant ses fondements. Il suffit d’un geste social fort pour embarquer le pays pour trente ans de dérive, on l’a vu avec certaines décisions dramatiques de la période Mitterrand. Le détricotage des mesures structurelles pour notre attractivité serait une catastrophe. Je pense évidemment à la réforme des retraites, mais aussi à toutes les décisions susceptibles de faire fuir les capitaux. Attention à ne pas fragiliser les grands groupes, ce sont les PME qui créent les emplois, mais sans donneurs d’ordre, il n’y a plus de PME. On se dit presque qu’un déficit public à 5% est préférable à une bascule vers la taxe Zucman et des surtaxes massives d’IS. Je note surtout que face à une gauche de plus en plus radicale, les "libéraux" ont perdu une importante bataille culturelle. Ils manquent d’une vision claire, d’un discours structuré et pédagogique pour défendre les intérêts du pays.
Propos recueillis par Muriel Motte
> Budget: "La France est la seule à faire n’importe quoi. Elle est l’irresponsable de la classe"
L’Opinion, Muriel Motte, 04/11/ 2025